lundi 20 juillet 2009

Cindy Sherman : de l'attrait à la répulsion

Depuis ses débuts, fin des années 70, Cindy Sherman nous invite dans un show exhibitionniste où le spectateur de son œuvre devient voyeur. Il y trouble une inquiétante intimité.

S’inscrivant dans la lignée des Pop artistes des années 60 et se disant artiste conceptuelle, elle s’est imposée par une critique grinçante de notre société de consommation. Elle dénonce farouchement l’uniformisation des identités et les clichés de la femme véhiculés en masse par la mode, la publicité et la télévision. Sur ses photographies, Sherman se travestie en une multitude de stéréotypes féminins créés par le monde moderne.

Comment, en entremêlant une esthétique issue de la culture kitsch et des visions abjectes de l’homme, Sherman impose son œuvre comme une satire sociale incisive ?

Les stéréotypes sont autant de masques et d’artifices du conventionnellement acceptable. Ils visent à cacher la médiocrité de notre condition animale. Souvent dans l’œuvre de Cindy Sherman les masques tombent laissant apparaître l’insupportable vérité.


A-Réinterprétation d’une iconographie kitsch : le corps comme objet.

1- Définition du kitsch.

Par volonté de ce soustraire au caractère inacceptable de la condition humaine, la société moderne s’attache à plaquer sur la réalité des conventions irréelles qu’elle hisse au rang de symboles.

Au travers les images promulguées par la télévision et la publicité, le monde moderne cache les imperfections propres à l’humain comme animal en lui confectionnant un masque de beauté ; il édulcore, exalte et donne une vision rêvée de la réalité. Voilà le propre d’une esthétique du kitsch : être le « paravent qui dissimule la merde ».

Le kitsch est ce masque fantasmé du réel qui emprunte tous les moyens de communications humains pour s’affirmer. Ici l’individualisme se perd au profit d’une uniformisation. La sur consommation construit des clichés comme elle fabrique un produit. Le corps devient objet de quête de reconnaissance de l’autre ; le corps de la femme comme objet du désir masculin.

2-Untitled Film Stills, 1977-1980.

C’est en s’interrogeant sur le pouvoir des images diffusées par les médias et en se référant à l’esthétique de masse qu’est le kitsch que Cindy Sherman réalise une de ses premières séries de photographies les « Untitled Film Stills ».

Ces photographies sont des mises en scène où Sherman se représente sous les traits de starlettes en action. Celles-ci rappellent, par leur glamour, le cinéma hollywoodien des années 50. Ces images représentent des femmes appartenant aux fantasmes communs et répondent aux canons de beautés véhiculés par le cinéma, la mode et la publicité. Elles symbolisent le goût du moment, de l’époque. Elles se cachent sous le masque du conventionnellement beau.

Sherman en ménagère, sortant de son bain, séductrice en robe sexy, se baladant dans les rues de New York ou victime de film noir nous apparaît ici comme autant de stéréotypes de la femme. Son travail invite le spectateur à construire, à chacune de ses femmes, une identité idéalisée, fonctionnant sur le symbole.

Dans Untitled#.., elle se photographie dans une pause très glamour et sexy, à la fenêtre d’un appartement observant l’extérieur, en attente. Est-elle la maîtresse désirable attendant l’objet de sa soumission ?

Son corps est objet de désir, objet du désir masculin ; Le corps féminin comme produit de consommation.

Déjà dans les années 60, Andy Warhol s’était servi d’une icône du modernisme pour dénoncer les abus de la consommation : Marilyn Monroe. Elle personnifie la beauté et le succès mêlés à un destin tragique. Elle rayonne d’une sexualité provocante. Warhol sérigraphie à l’infini un même portrait d’elle, un visage qui l’érigea en symbole. « Ce qui poussa Marilyn Monroe à se tuer, c’était justement ce baiser adressé au monde entier que Warhol a immortalisé, son obligation de rester à jamais une immuable marque déposée. » selon Werner Spies. Ce masque de beauté cache la médiocrité d’une vie tragique poussée jusqu’au suicide.

3-Centerfolds, 1981. Pink Robes, 1982.

Le pouvoir du male regardant est accentué dans les Centerfolds. Ici Sherman se détourne d’une représentation s’appuyant sur une esthétique provenant du glamour hollywoodien pour laisser place à des images plus suggestives. Les Centerfolds s’inspirent d’une autre dérive de notre société contemporaine : les images pornographiques. Ici la femme est encore, et plus crument, objet de désir. Elle est corps érotisé.

Sherman réalise des photographies au cadrage serré et horizontal rappelant le feuillé central des magasines érotiques. Des femmes, souvent allongées, nous apparaissent comme vulnérables à la merci de celui qui regarde. Cet effet est accentué par le point de vue frontal du spectateur qui contemple sa potentielle victime de haut. Le spectateur semble pouvoir écraser le corps fragile de chacune de ces femmes aux attitudes mélancoliques et aux regards vides.

Sherman joue à l’adolescente fragile, à la maîtresse attendant son amant ou à la jeune femme les cheveux ébouriffés après avoir fait l’amour… Ici encore l’artiste laisse parler les fantasmes du voyeur. Quelque chose vient de se produire…Dans la photographie Untitled #92 Sherman se photographie en jeune adolescente, assise sur le sol, dominée par l’œil de l’objectif. Son regard ne se dirige pas vers le photographe mais vers quelque chose ou quelqu’un qui serait hors-champ. Son regard terrifié semble annoncer une menace.

Le consommateur voyeuriste n’est pas sans rappeler le spectateur des performances de Vanessa Beecroft. L’artiste présente dans des lieux définis (souvent l’espace d’une galerie) des femmes, debout, vêtues et posant à l’identique. Se référant aux clichés et aux codes culturels issus du cinéma, de la mode et de la littérature ses femmes paraissent uniformes. L’atmosphère, lors de ses présentations, est froide, statique, proche de l’ennui. Les émotions sont peu palpables et laisse le spectateur libre d’interpréter ce qui pourrait être…

L’aspect vulnérable de la femme objet est encore plus palpable dans la série des Pink Robes. Dans cette série Sherman se présente face au spectateur, assise, une attitude blasée, non sexy, loin des canons véhiculés dans ses premières photographies. Elle est ici une actrice de films porno entre deux prises, enroulées dans une serviette rose. Fatiguée, usée, luisante de transpiration elle est le résultat de la décrépitude de la femme causée par l’engouement de l’homme à une consommation du sexe.


4- Hollywood / Hampton Types, 2000-2002.

Dans cette série Cindy Sherman revient à une imagerie emprunte d’une esthétique kitsch et populaire.

Ces portraits s’inspirent des books réalisés par des comédiens ou des mannequins en quête de travail. Elles présentent Sherman sous les traits de femmes de la côte ouest américaine. Elle se travestie en actrice ratée à la recherche d’un emploi, voulant donner le meilleur d’elle.

Elle questionne de nouveau l’appartenance du monde moderne à une identité sociale édulcorée, fantasmée et uniformisée. Maquillée à outrance, accoutrée de vêtements voyants, elle cantonne de nouveau la figure féminine à certains stéréotypes.

Mais à la différence des Untitled Film Stills ces personnages ont quelque chose de risible, de ridicule.

Dans la photographie Untitled#408 Sherman se parodie en blonde faussement sexy. Elle pose debout, de face, dans une attitude qui se veut glamour. Son personnage est tellement préoccupé de répondre aux conventions esthétiques instaurées par une société se basant sur une uniformisation par les images qu’elle en devient grotesque.

L’œuvre de Sherman aborde ici une dimension beaucoup plus grinçante et dérangeante: ses personnages peinent de plus en plus à cacher la «merde ».



B- Le corps comme « ob-jet ».

1-L’utilisation du masque dans les Hollywood/Hampton Types, 2000-2002.

Les Hollywood / Hampton Types présentent des individus cherchant à cacher la médiocrité de la condition humaine : l’incapacité à lutter contre notre corps vieillissant, pourrissant.

Tentant de répondre au mieux aux canons esthétiques imposés par les mass médias, ces femmes se construisent une identité populaire où la décrépitude est considérée comme abjecte ; elles se construisent un masque de beauté. La féminité devient mascarade et tricherie tant l’abus d’accessoires et de maquillage à quelque chose ici de carnavalesque. Derrière le masque réside l’informe, la mort.

Ces images font écho à la série des Clown 2003-2004 où Sherman pousse l’utilisation du masque et la perte identitaire à l’extrême : « j’ai pensé que les clowns auraient un vocabulaire sans limites et représentaient un défi du fait des diverses strates d’émotions. Pas seulement l’ironie ou l’humour, mais aussi le pathétique et le tragique. Et puis, est-ce que tel clown a commis un massacre ou est un violeur d’enfants ? ».

Les Clowns ont à la fois quelque chose d’inquiétant et de risible. Ils sont l’exagération comique de la médiocrité humaine mais peuvent être sous leur masque objet de vive répulsion, ou pourquoi pas objet d’attraction, de fantasmes inavoués.

C’est en ça que l’œuvre de Sherman a souvent été rapprochée à celle de l’artiste du XVIIIème Goya. Se voulant être une critique incisive de la société de consommation, où prédomine une esthétique kitsch, elle crée des personnages ambivalents, des individus grotesques.


2-Fairy tales, 1985.

S’inspirant encore d’un des socles fondateurs et populaire de l’humanité : le mythe, Cindy Sherman s’introduit un peu plus dans l’irréel, le fantastique. Elle se libère du réel pour tendre vers l’horreur.

Le mythe, comme le conte de fée, est populaire, il cristallise tous les idéaux de l’homme. Selon Bruno Bettelheim « Les personnages et les événements des contes de fées personnifient et illustrent eux aussi des conflits intérieurs ; mais ils suggèrent toujours avec beaucoup de subtilité comment il convient de résoudre ces conflits et quelles sont les démarches qui peuvent nous conduire vers une humanité supérieure. », il « rassure, donne de l’espoir pour l’avenir et contient la promesse d’une conclusion heureuse. ». Dans les contes aussi nous sommes dans une vision fantasmée de la réalité qui touche le monde de l’enfance. Mais les Fairy Tales de Cindy Sherman donnent la vision horrible d’une fin tragique.

Dans cette série elle s’interroge sur l’univers de l’enfant, ses peurs et la construction de ses fantasmes. Ses images deviennent de plus en plus surréalistes, inquiétantes et abjectes. Ces personnages se parent désormais de prothèses médicales apparentes, d’excroissances en plastiques. Celles-ci rappellent les poupées des enfants, mais ont des marques de mutilations, de violence.

Tout comme les masques de maquillage des Hollywood/ Hampton Types, la prothèse fait corps. Les masques tombent pour nous révéler l’abject, l’horreur du corps qui est en soi, qui est produit par soi et qui menace l’identité populaire. L’abject se matérialise et est sujet des productions de Sherman.

Prenons par exemple l’image Untitled#175, cette photographie semble faire référence au conte Hansel et Gretel des frères Grimm. Là encore Sherman laisse le spectateur libre d’interpréter. La présence du corps est représentée par ce qui est répugnant en lui : le vomi. Nous pourrions imaginer ces déjections comme étant celle de Hansel et Gretel, qui après avoir trop mangé, se préparent pour une mort certaine sous le regard attentif de la sorcière/marâtre.

La « merde » que ses personnages du début tentaient de faire disparaître est ici apparente.

Ce travail évoque celui du photographe Andres Serrano. Fasciné par les mythes religieux, il aime confronter dans un style baroque et théâtral religion, corps, sexe et mort. Dans par exemple la très controversée « Piss Christ » il photographie un crucifix plongé dans l’urine créant une tension entre beauté et horreur.


3-Sex Pictures, 1992 ; les Masks, 1994-1996.

L’abject, ce qui doit être « jeté au dehors » du corps, ou l’« ob-jet » est l’objet d’une répression. Il menace l’humanité rappelant à l’homme son caractère animal.

Dans la série des Sex Pictures ce qu’il y a de plus répugnant chez l’homme prend ici corps. L’abject, par l’utilisation abondante de prothèses médicales, se matérialise. L’abject/ objet est représentation du corps, il devient corps. Il se crée une existence.

En travaillant sur les images pornographiques, Sherman donne une vision violente du sexe tel qu’il semble être consommé dans notre société au travers des magasines spécialisés et des films pornos. Le corps comme objet de fantasmes est ici horrifié. Sherman fabrique des poupées hybrides, informes, oscillant entre l’homme et l’animal, à partir d’éléments corporels médicaux. Chaque partie est élément sexuel. Ces corps, à l’image de ceux des magasines spécialisés, sont objet d’assouvissement, mais aussi de grand dégoût. L’identification de telle ou telle partie du corps se fait impossible. Les sexes féminins et les sexes masculins s’entremêlent dans une dérangeante composition.



Plus le citoyen consomme ce qui est montré à la télévision comme remède de jouvence plus il refoule la conscience d’être mortel.

Cindy Sherman brise l’espoir d’une éternelle beauté. Les artifices utilisés par la femme, comme autant de masques révélateurs des clichés de notre époque, tombent lorsqu’elle décide de révéler l’absurdité de la mascarade.

Ils cachent l’horreur de notre condition d’animal mortel ; celle-ci étant source de dégout s’opposant au plaisir consommatoire de notre société.

Pourtant G. Bataille écrit dans la préface du livre Madame Edwarda. Le mort. Histoire de L’œil que « Pour aller au bout de l’extase où nous nous perdons dans la jouissance, nous devons toujours en poser l’immédiate limite : c’est l’horreur. […] non que l’horreur se confonde avec l’attrait, mais elle ne peut l’inhiber, le détruire, l’horreur renforce l’attrait ! Le danger paralyse, mais moins fort, il peut exciter le désir. Nous ne parvenons à l’extase, sinon, fût-elle lointaine, dans la perspective de la mort, de ce qui détruit. ». Le plaisir « dans la mort, en même temps qu’il nous est donné, il nous est retiré, nous devons le chercher dans le sentiment de la mort, dans ces moments intolérables où il nous semble que nous mourons, parce que l’être en nous n’est plus là que par excès, quand la plénitude de l’horreur et celle de la joie coïncident. ».

A l’instar du message véhiculé par les mass médias, le plaisir se trouverait donc aux limites de la mort.



Bibliographie :


Livres d’art :

Cindy Sherman Rétrospective. Editions Thames and Hudson.

Warhol. Klaus Honnef. Editions Taschen.

Women artists. Femmes artistes du XXème et du XXIème siècle. Edité par Uta Grosenick. Editions Taschen.

The art at the turn of the millenium. Editions Taschen.


Magasines d’art :

Artpress. Mai 2006. Numéro 323.


Autres :

L’insoutenable légèreté de l’être. Kundera. Editions Folio.

Psychanalyse des contes de fées. Bruno Bettelheim. Editions Pocket.

Madame Edwarda. Le mort. Histoire de l’œil. Georges Bataille. Editions 10/18.